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Pour désigner les régions du nord de l’Afrique qui échappaient au contrôle du système central, les auteurs médiévaux de langue arabe ont été les premiers à utiliser l’expression de bilad as-siba, c’est-à-dire le pays rebelle avec lequel on fait la guerre et où l’on peut prendre des prisonniers, ou encore, selon d’autres formules, le « coude rebelle » ou « le coude de l’anarchie ». Cet espace réfractaire à l’autorité de l’Etat, plus ou moins dilaté selon les périodes historiques, incarne le monde sauvage et insoumis qui ne connaît ni Dieu ni maître.
Hawad se saisit de cette image en négatif, y coule ses personnages volcaniques et renvoie l’ensemble, tel un boomerang, sur le visage glacé de l’ordre. A travers une profusion de tableaux, se nouent des correspondances infinies entre les fragments de la mosaïque : espaces, situations, événements, figures fameuses ou obscures du passé, du présent et du futur, que l’auteur met en scène à l’échelle planétaire dans une multiplicité de temps, de lieux et d’actions.
En touareg, taghmart désigne à la fois le coude, l’angle et l’orientation. Or, le coude grince, son menaçant qui annonce à la fois son usure et son vieillissement, mais aussi le retour à l’action et le renoncement à l’immobilité.
Le foisonnement des formes que revêt le « coude grinçant » le dote d’un caractère insaisissable, inattendu et inventif. Ses crissements rêches surgissent à l’endroit où se resserrent les horizons, où s’étranglent les voix plurielles, où s’installe le règne de la pensée unique et du totalitarisme omnipotent. Pour éviter l’encerclement, les mouvements du coude se glissent à l’intérieur des failles, s’immiscent sous les socles pétrifiées, s’infiltrent dans les costumes empesés. Aucune image fixe ne parvient à les contenir. Leur fluidité ne saurait être canalisée, ni figée. Ils s’insèrent jusque dans la manche qui bloque la mobilité du corps arc-bouté sous le fardeau de l’oppression, et finissent par l’entraîner dans leurs efforts.
Mais comment envisager la lutte des marges du monde, quelle défense inventer pour les déshérités de l’univers ? Tout ce qui fonde leur faiblesse par rapport au monde dominant, le plus dérisoire de leurs moyens, la plus négligeable de leurs ressources, est pour Hawad un outil dont il faut s’emparer. La bombe imaginaire au crottin de chamelle, à l’urine de mule et aux figues putréfiées illustre avec humour l’idée que pour résister au rouleau compresseur de l’ordre établi, il n’existe d’autre alternative que de partir de sa propre pensée, de ne pas renoncer aux savoirs que l’on maîtrise et d’instrumentaliser ceux que l’on emprunte, de trier les apports nouveaux et les éléments du passé à travers le tamis de sa vision originale, de conserver l’initiative de choisir un avenir en accord avec soi-même.
Le texte fait écho d’abord à la situation alarmante des Touaregs, privés de leurs droits et de leurs initiatives sur leur propre sol, marginalisés, spoliés de leur pays « haché par les barbelés » des Etats modernes, livrés régulièrement aux armées et aux milices paramilitaires qui organisent contre eux des pogroms comme ce fut le cas récemment au Niger et au Mali dans le silence international le plus criard et dans l’impunité la plus totale. Se trouve également placé sur la sellette l’échec des fronts armés dont les chefs, finalement manipulés ou supplantés par les Etats qu’ils combattaient, se sont avérés incapables d’incarner le combat des leurs, nomades interrompus condamnés par des régimes en faillite que les intérêts supérieurs des puissances de l’ordre international maintiennent envers et contre tout.
Mais ce discours concerne aussi tous les peuples minorisés, toutes les marges du monde qui luttent pour leur survie et leur dignité.
Le ton ironique, souvent âpre et pamphlétaire, de l’ouvrage répond à la violence génocidaire de ces Etats artificiels, chaotiques et destructeurs, qui ont réussi à éliminer de la scène politique tous les acteurs indépendants, toutes les réseaux communautaires, tous les peuples en marche qu’ils ont immobilisés, divisés et dressés les uns contre les autres.
Face à cette destruction, les portraits de résistants qui se dessinent ne correspondent pas au stéréotype des héros romanesques. Ils n’incarnent ni la force, ni la gloire, ni l’autorité. La solitude les cerne. Ils ont la maigreur et le visage émacié des pauvres, leurs rides et leur barbe ressemblent aux branches et aux mousses du maquis qui les abrite, leur corps est marqué par la souffrance, les privations et l’endurance. Ils endossent des rôles de vagabonds, de rafistoleurs d’horizons, de passeurs d’étincelles, de trafiquants de rêves et de mots de passe. Ils marchent, souvent en trébuchant, à la recherche de la fraternité de leurs semblables. Ils portent une utopie : la liberté et le respect de l’autre. Leur voix opiniâtre raconte « l’histoire-bouts de ficelle » des vaincus qui finit par percer le silence et « le tympan cireux des ordinateurs ».
Mais leurs grimaces ne conviennent pas au monde opulent qui préfère consommer le folklore des « hommes bleus ». C’est pourquoi, certains ne peuvent avancer que masqués jusqu’à ce qu’éclate la vérité, « leur vérité », pareille à la foudre qui couve sous l’orage, soudaine, brutale, sans nuance, terrassant tout sur son parcours. Comme une litanie, le rythme incantatoire et parfois frénétique du texte répond au labeur obsessionnel que poursuivent inlassablement les exclus pour que jamais ne se rompe la corde du regard qui les relie à l’horizon. Seuls ce monologue épileptique, ces « débris de sons et de râles sauvages tourbillonnants », chapelet débridé de mots évadés du fil ordonnateur des grammaires, permettent de reprendre élan et de retrouver une liberté d’action afin de briser l’enfermement et d’échapper à l’asphyxie.
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